L’amitié pour pays
Il est des livres qui acquièrent au fil des pages une consistance telle, que l’idée même d’en interrompre un seul instant la lecture nous coûte. Des livres qu’on ne referme que difficilement et qu’on ne repose qu’avec encore plus de difficultés, même s’il s’agit d’en reprendre la lecture l’instant d’après.
Alors que dire lorsque nous sentons tout à coup, cette fois à la façon dont la main droite se saisit de la tranche de côté, que la quantité de pages restantes s’amenuise? Que dire lorsque le mot «Epilogue» apparaît au détour d’une page? Que dire enfin lorsque de toute première page aperçue (du coin de l’œil), la quatrième de couverture devient la toute dernière sur laquelle notre regard s’attarde?
Il n’y a rien ou presque à dire, mais peut-être tout à faire. Si quelque chose prend soudainement fin, si cela nous coûte à ce point, du moins avons-nous la possibilité de donner à ces livres la place qu’ils méritent dans cette bibliothèque ou une autre, là où nous saurons à coup sûr les y retrouver au moment opportun, toujours pour de bonnes raisons. A dire vrai, des livres de cette trempe ne restent jamais longtemps à l’endroit assigné. Il arrive même qu’ils prennent le large à la première occasion, trouvant d’autres milieux, d’autres yeux grâce auxquels s’épanouir. De pareils livres semblent de toute évidence capables de forcer le destin tout en laissant leur empreinte dans notre être le plus intime – cœur ou âme, choisissez –, là où celle-là demeurera vivace quoi qu’il advienne.
J’ai peine ainsi à expliquer pourquoi Parias1>Marina Touilliez, Parias: Hannah Arendt et la ‘tribu’ en France (1933-1941), L’Echappée, 2024. est devenu pour moi, comme rarement avant lui, un livre à part. Ce que je sais par contre, cette fois de façon certaine, c’est que plus j’approchais de ses dernières pages, plus mon désir de lire augmentait, plus j’étais aimanté par cette lecture et plus j’avais peine à m’y soustraire.
Il faut dire que les huit années qu’Hannah Arendt passa en France entre 1933 et 1941, contées ici avec une justesse infinie par Marina Touilliez, ceci de la première ligne du «Prologue» à la dernière ligne de l’«Epilogue», sont riches d’une telle densité et gravité d’expériences et dressent un portrait si frappant de ce que l’amitié peut et devrait être, qu’il est impossible de les tenir à distance de quelque façon que ce soit.
L’amitié, chose à ce point étrange qu’il nous faut sans cesse avoir recours à cette éternelle et parfois blessante question: «Qui sont tes amies et tes amis?» Non pour savoir qui tu es, mais pour reconnaître le milieu dans lequel tu vis et qui vit grâce à toi, pour éprouver l’amitié que tu donnes et celle que tu reçois, pour comprendre enfin que le «je» trace ses propres contours au contact d’un «tu» et surtout d’un «nous»; plus encore lorsque l’autre te confie qu’«avoir été là pour de vrai constitue un être-ensemble toujours», un pays.
Ces huit années françaises furent pour Hannah Arendt absolument décisives. Si elle fit l’expérience de l’exil, de l’hostilité et même de la persécution, elle y noua plus que tout des amitiés indéfectibles avec une «famille d’hurluberlus magnifiques» composée entre autres d’Erich Cohn-Bendit, de Lotte Sempell et de Walter Benjamin. Elle y rencontra l’amour de sa vie, Heinrich Blücher, à propos duquel elle dit un jour qu’il était, en raison de «sa sapience et sa bonté et son absolue indépendance vis-à-vis de tout»2>Hannah Arendt et Kurt Blumenfeld, Correspondance 1933-1963, Desclée de Brouwer, 1998, p. 64., son seul et unique point d’appui.
Là résident, comme le dévoile avec beaucoup de retenue Marina Touilliez, les deux forces secrètes d’Hannah Arendt, l’amitié et l’amour. Toutes deux rappellent ainsi que ses exceptionnelles probité et liberté de pensée se développent à l’aune d’une grande vulnérabilité. «Toute seule, écrit-elle, je n’aurais pas la force. Avec Heinrich qui m’épaule, rien ne peut m’arriver, et je m’offre alors parfois les escapades les plus incroyables.» Quant à sa famille de parias, elle considère ces êtres en marge de la société comme irremplaçables, porteurs d’une voix unique, seule capable de rappeler l’importance de demeurer autant unis qu’infréquentables.
Demeurer infréquentable, fuir la respectabilité, être dégoûtée par toute forme de conformisme, le tout avec comme «seules amarres» l’amour et l’amitié, voilà les grandes leçons des années parisiennes d’Hannah Arendt. Leçons que nous ferions bien, aujourd’hui encore, de faire nôtres.
Notes